I
MATHIEU
1
— NI LA VIE, NI LA MORT.
Éric Svendsen avait le goût des formules et je le haïssais pour ça. En tout cas aujourd’hui. Pour moi, un médecin légiste devait s’en tenir à un rapport technique, net et précis – et basta. Mais le Suédois ne pouvait s’en empêcher : il déclamait ses phrases, ciselait ses tournures...
— Luc se réveillera tout à l’heure, continua-t-il. Ou jamais. Son corps fonctionne, mais son esprit est au point mort. En suspens entre deux mondes.
J’étais assis dans le hall du service de Réanimation. Svendsen se tenait debout, à contre-jour. Je demandai :
— Ça s’est passé où au juste ?
— Dans sa maison de campagne, près de Chartres.
— Pourquoi a-t-il été transféré ici ?
— Les types de Chartres n’étaient pas équipés pour le garder en réa.
— Mais pourquoi ici, à l’Hôtel-Dieu ?
— Ils ont cru bien faire. Après tout, l’Hôtel-Dieu, c’est l’hosto des flics.
Je me rencognai dans mon siège. Un nageur olympique prêt à plonger. Les odeurs d’antiseptique, provenant de la double porte fermée, se mêlaient à la chaleur et me collaient la nausée. Les questions se bousculaient dans ma tête :
— Qui l’a découvert ?
— Le jardinier. Il a repéré le corps dans la rivière, près de la maison. Il l’a repêché in extremis. Il était huit heures du mat’. Par chance, le Samu n’était pas loin. Ils sont arrivés juste à temps.
J’imaginai la scène. La maison de Vernay, la pelouse ouverte sur les champs, la rivière enfouie sous les herbes, marquant la frontière avec les sous-bois. J’avais passé là-bas tant de week-ends... Je prononçai le mot interdit :
— Qui a parlé de suicide ?
— Les gars du Samu. Ils ont rédigé un rapport.
— Pourquoi pas un accident ?
— Le corps était lesté. Je levai les yeux. Svendsen ouvrit ses mains, en signe de consternation. Sa silhouette semblait découpée dans du papier noir. Corps filiforme et chevelure crépue, ronde comme une boule de gui.
— Luc portait à la taille des morceaux de parpaings, fixés avec du fil de fer. Une espèce de ceinture de plongée.
— Pourquoi pas un meurtre ?
— Déconne pas, Mat. On aurait retrouvé son corps avec trois balles dans le buffet. Là, aucune trace de violences. Il a plongé, et on doit l’accepter.
Je songeai à Virginia Woolf, qui avait rempli ses poches de pierres avant de se laisser couler dans une rivière du Sussex, en Angleterre. Svendsen avait raison. Le lieu même de l’acte était un aveu. N’importe quel flic se serait tiré une balle dans la tempe, à la Brigade, en utilisant son arme de service. Luc avait le sens du cérémonial – et des lieux sacrés. Vernay, cette ferme qu’il s’était saigné à payer, restaurer, aménager. Un sanctuaire parfait.
Le légiste posa sa main sur mon épaule.
— Ce n’est pas le premier flic qui met fin à ses jours. Vous vous tenez tous au bord de l’abîme et...
Encore des phrases : je n’écoutais plus. Je songeais aux statistiques. L’année précédente, près de cent flics s’étaient flingués en France. De nos jours, le suicide devenait une manière comme une autre d’achever sa carrière.
L’obscurité du couloir me parut s’approfondir. Odeurs d’éther, chaleur étouffante. Depuis combien de temps n’avais-je pas parlé avec Luc ? Combien de mois avaient passé sans le moindre échange ? Je regardai Svendsen :
— Et toi, qu’est-ce que tu fous là ?
Il eut un mouvement d’épaules :
— On m’a apporté un macchabée, à la Râpée. Un casseur qui a eu une attaque, en plein cambriolage. Les gars qui me l’ont amené revenaient de l’Hôtel-Dieu. Ils m’ont parlé de Luc. J’ai tout lâché pour venir. Après tout, mes clients peuvent attendre.
En écho à ses paroles, j’entendis la voix de Foucault, mon premier de groupe, qui m’avait téléphoné une heure plus tôt : « Luc s’est foutu en l’air ! » La migraine montait sous mon crâne.
J’observai mieux Svendsen. Sans blouse blanche, il ne paraissait pas tout à fait réel. Mais c’était bien lui : petit nez crochu et fines lunettes, façon lorgnons. Un médecin des morts au chevet de Luc... Il allait lui porter la poisse.
La double porte du service s’ouvrit. Un médecin trapu, chiffonné dans sa blouse verte, apparut. Je le reconnus aussitôt : Christophe Bourgeois, anesthésiste-réanimateur. Deux ans auparavant, il avait tenté de sauver un proxénète aux tendances schizoïdes, qui avait tiré dans le tas lors d’une rafle dans le dix-huitième arrondissement, rue Custine. Il avait abattu deux agents avant qu’une balle de 45 ne lui traverse la moelle épinière – la balle m’appartenait.
Je me levai et marchai à sa rencontre. Il fronça les sourcils :
— On se connaît, non ?
— Mathieu Durey, commandant à la Crime. L’affaire Benzani, en mars 2000. Un malfrat abattu par balle, décédé ici. On s’est revus au tribunal de Créteil, l’année dernière, pour le procès par contumace.
L’homme fit un mouvement qui disait : « J’en vois tellement... » Il avait les cheveux drus et blancs. Des cheveux qui n’étaient pas synonymes de vieillesse mais de vitalité et de séduction. Il lança un coup d’œil vers le service de Réanimation :
— Vous êtes là pour le policier dans le coma ?
— Luc Soubeyras est mon meilleur ami.
Il grimaça, comme si on lui annonçait un ennui supplémentaire.
— Il va s’en tirer ?
Le médecin dénouait l’attache de sa blouse dans son dos.
— C’est déjà un miracle que son cœur soit reparti, souffla-t-il. Quand on l’a repêché, il était mort.
— Vous voulez dire...
— Mort clinique. Si l’eau n’avait pas été si froide, il n’y aurait rien eu à faire. Mais l’organisme s’est mis en hypothermie, ralentissant l’irrigation du corps. Les gars de Chartres ont eu une présence d’esprit incroyable. Ils ont tenté l’impossible, en réchauffant son sang. Et l’impossible a marché. Une vraie résurrection.
— Comment ?
Svendsen, qui s’était rapproché, intervint :
— Je t’expliquerai.
Je le fusillai du regard. Le médecin regarda sa montre :
— Je n’ai pas vraiment le temps, là.
Ma colère explosa :
— Mon meilleur ami est en train d’agoniser à côté. Alors, je vous écoute !
— Excusez-moi, fit le toubib avec un sourire. Pour l’instant, le diagnostic n’est pas complet. On pratique des tests pour évaluer la profondeur de son coma.
— Physiquement, comment va-t-il ?
— La vie a repris son cours, mais on ne peut absolument rien faire pour le réveiller... Et s’il se réveille, on ne sait pas dans quel état il sera. Tout dépend des lésions cérébrales. Votre ami a traversé la mort, vous comprenez ? Son cerveau est resté sans oxygène, ce qui a sans aucun doute provoqué des dégâts.
— Il existe plusieurs types de comas, non ?
— Plusieurs, oui. L’état végétatif, où le patient réagit à certains stimuli, et le vrai coma, l’isolement total. Votre ami a l’air de se tenir en équilibre entre les deux. Mais il faudrait que vous voyiez Eric Thuillier, le neurologue. (Je notai le nom dans mon carnet.) C’est lui qui dirige actuellement les tests. Prenez rendez-vous pour demain.
Il jeta encore un coup d’œil à l’heure puis baissa la voix :
— Autre chose... Je n’ai pas osé le demander à sa femme mais votre ami, il se droguait, non ?
— Pas du tout. Pourquoi ?
— On a remarqué des traces de piqûres, dans le pli du coude.
— Il suivait peut-être un traitement ?
— Son épouse dit que non. Elle est catégorique.
Le médecin ôta sa blouse puis me tendit la main :
— Cette fois, il faut que j’y aille. On m’attend dans un autre service.
Je répondis au geste et vis les portes s’ouvrir à nouveau. Laure. La femme de Luc portait elle aussi une blouse de papier et une charlotte froncée autour du front. Elle chancelait plus qu’elle ne marchait. Je me précipitai. Elle recula, comme si ma voix, ou ma présence, lui faisait peur. Son expression était froide, indéchiffrable.
— Laure, si tu as besoin de quoi que ce soit, je...
Elle refusa d’un signe de tête. Elle n’avait jamais été jolie mais à cet instant, elle ressemblait à un spectre. Elle murmura, d’un ton précipité :
— Hier soir, il nous a dit de rentrer sans lui. Il voulait rester à Vernay. Je sais pas ce qui s’est passé. Je sais pas...
Son murmure devint inaudible. J’aurais dû la prendre dans mes bras, mais j’étais incapable d’une telle familiarité. Ni maintenant, ni jamais. Je dis au hasard :
— Il va s’en sortir, j’en suis sûr. On...
Elle me jeta un regard glacé. L’hostilité brillait dans ses pupilles.
— C’est à cause de votre boulot. Votre boulot de cons.
— On ne peut pas dire ça. C’est...
Je n’achevai pas ma phrase. Laure venait de fondre en larmes. De nouveau, j’aurais voulu esquisser un geste de compassion mais je ne pouvais pas la toucher. Baissant les yeux, je remarquai que son manteau, sous la blouse, était boutonné de travers. Ce détail faillit me faire éclater en sanglots moi aussi. Elle chuchota, après s’être mouchée :
— Faut que j’y aille... Les petites m’attendent.
— Où sont-elles ?
— À l’école. Je les ai laissées à l’étude.
Mes oreilles bourdonnaient. Nos voix résonnaient dans du coton.
— Tu veux que je te ramène ?
— Je suis en voiture.
Alors qu’elle se mouchait à nouveau, je l’observai. Visage étroit et dents de lapin, encadrés de boucles déjà grises, qui ressemblaient à des péots de rabbin. Malgré moi, une réflexion de Luc me revint. Une de ces phrases cyniques dont il avait le secret : « La femme. Régler le problème le plus vite possible, pour mieux l’oublier. » C’était exactement ce qu’il avait fait, en « important » cette jeune femme de sa région d’origine, les Pyrénées, et en lui faisant deux enfants, coup sur coup. Je dis, faute de mieux :
— Je t’appelle ce soir.
Elle acquiesça et s’éloigna vers les vestiaires. Je me retournai : l’anesthésiste avait disparu. Restait Svendsen – l’inévitable Svendsen. Je repérai la blouse que le toubib avait laissée sur un siège et l’attrapai :
— Je vais voir Luc.
— Laisse tomber. (Il m’arrêta d’une main ferme.) Le toubib vient de nous le dire : il est en train de subir des tests.
Je me libérai avec humeur mais il poursuivit, d’une voix apaisante :
— Reviens demain, Mat. Ça vaudra mieux pour tout le monde.
L’onde de colère se dilua dans mon corps. Svendsen avait raison.
Je devais laisser les médecins faire leur boulot. Qu’allais-je gagner à voir mon ami percé de sondes et de perfusions ?
Je saluai d’un geste le légiste et descendis l’escalier. Mon mal de crâne reculait. Sans même y penser, je pris la direction du centre médico-carcéral, là où l’on place les suspects blessés et les drogués en manque, puis m’arrêtai, redoutant soudain de croiser un flic de ma connaissance. Pas question d’entendre des condoléances larmoyantes ou des paroles de compassion.
Je m’orientai vers le hall d’entrée principal. Sur le seuil, j’attrapai mon paquet de Camel sans filtre et allumai une clope, avec mon gros Zippo. J’inhalai la première bouffée à pleine gorge.
Mes yeux tombèrent sur l’avertissement placardé sur le paquet : fumer peut entraîner une mort lente et douloureuse. Je tirai quelques taffes, adossé à la grille, puis me dirigeai à gauche, vers le cœur de mon existence : le 36, quai des Orfèvres.
Soudain, je me ravisai et tournai à droite, vers l’autre pivot de ma vie.
La cathédrale Notre-Dame.
2
DÈS LE PORCHE, les avertissements commençaient : attention aux pickpockets, par mesure de sécurité, les bagages sont interdits, prière silence... Pourtant, malgré la foule, malgré le manque d’intimité, je ressentais toujours la même émotion quand je franchissais le seuil de Notre-Dame.
Je jouai des coudes et atteignis le bénitier de marbre. J’effleurai l’eau de mes doigts et me signai, m’inclinant face à la Vierge. Je sentis la crosse de mon USP 9 mm Para cogner ma hanche. Longtemps, mon arme de service m’avait posé un problème. Pouvait-on pénétrer dans une église ainsi équipé ? Je l’avais d’abord cachée sous le siège de ma bagnole, puis je m’étais lassé d’effectuer chaque fois le détour par le parking du 36. J’avais songé à trouver une planque parmi les bas-reliefs de la cathédrale mais j’avais abandonné l’idée : trop dangereux. Finalement, j’avais assumé l’outrage. Les Croisés déposaient-ils leur épée quand ils pénétraient dans le Temple ?
Je remontai l’allée de droite, longeai des clairières de cierges, dépassai les confessionnaux surmontés de petits drapeaux indiquant les langues parlées par les prêtres officiants. À chaque pas, mon calme gagnait plusieurs degrés – l’ombre de l’église m’était bienfaisante. Une masse contradictoire : cargo de pierre glissant dans des flots d’obscurité, mais distillant une légèreté acre et piquante, celle des effluves d’encens, des odeurs de cire, de la fraîcheur du marbre.
Je croisai les chapelles Saint-François-Xavier et Sainte-Geneviève, alcôves fermées au public, tapissées de grands tableaux sombres, les statues de Jeanne d’Arc et de sainte Thérèse, évitai la file d’attente devant la salle du Trésor et parvins, au fond du chœur, dans « ma » chapelle – le lieu de recueillement où je venais prier chaque soir.
Notre-Dame des Sept-Douleurs. Quelques bancs à peine éclairés, un autel surplombé par des faux cierges et des objets liturgiques. Je me glissai sur la droite, entre les agenouilloirs, à l’abri des regards. Je fermai les yeux quand une voix retentit en moi :
— Regarde-les roupiller.
Luc se tenait à mes côtés — Luc âgé de quatorze ans, maigre et rouquin. Je n’étais plus à Notre-Dame mais dans la chapelle du collège de Saint-Michel-de-Sèze, entouré par les élèves de 3e. Luc reprit de sa voix cinglante :
— Quand je s’rai prêtre, tous mes fidèles s’ront debout. Comme dans un concert rock !
L’audace de l’adolescent me sidérait. À cette époque, je vivais ma foi comme une tare inavouable, parmi les autres gamins qui considéraient l’enseignement religieux comme la pire des matières. Et voilà que ce gosse affirmait vouloir devenir prêtre – un prêtre rock’n’roll !
— J’m’appelle Luc, dit-il. Luc Soubeyras. On m’a dit que tu cachais une bible sous ton oreiller et qu’on n’avait jamais vu un con pareil. Alors, j’voulais te dire : un con de ce genre-là, y’en a un autre ici – moi. (Il joignit ses mains.) « Heureux les persécutés : le royaume des cieux est à eux. »
Puis il tendit la paume vers le plafond du chœur, afin que je tope.
Le claquement de nos mains me ramena à la réalité. Je cillai et me retrouvai dans ma planque de Notre-Dame. La pierre froide, l’osier des prie-Dieu, les dossiers de bois... Je plongeai à nouveau dans le passé.
Ce jour-là, j’avais fait la connaissance du personnage le plus original de Saint-Michel-de-Sèze. Un moulin à paroles, arrogant, sarcastique, mais consumé par une foi incandescente. On était aux premiers mois de l’année scolaire 1981-1982. Luc, 3e B, avait déjà deux années du collège de Sèze derrière lui. Grand, décharné, comme moi, il s’agitait à coups de gestes fébriles. Hormis la taille et notre foi, nous partagions aussi un nom d’apôtre. Pour lui, celui de l’évangéliste que Dante surnommait le « scribe », parce que son évangile est le mieux écrit. Moi, de Matthieu, le douanier, le gardien de la loi, qui suivit le Christ et retranscrivit chacune de ses paroles.
Les points communs s’arrêtaient là. J’étais né à Paris, dans un quartier chic du seizième arrondissement. Luc Soubeyras était originaire d’Aras, village fantôme des Hautes-Pyrénées. Mon père avait fait fortune dans la publicité, durant les années soixante-dix. Luc était le fils de Nicolas Soubeyras, instituteur, communiste, spéléologue amateur qui s’était fait connaître dans la région en séjournant des mois, sans repère chronologique, au fond de gouffres d’altitude, et qui avait disparu, trois ans auparavant, au fond de l’un d’eux. J’avais grandi, fils unique, au sein d’une famille qui avait érigé le cynisme et la flambe en valeurs absolues. Luc vivait, quand il n’était pas à l’internat, auprès d’une mère fonctionnaire en disponibilité, chrétienne alcoolique qui avait pété les plombs après la mort de son mari.
Voilà pour le profil social. Notre statut d’écoliers aussi était différent. Je me trouvais à Saint-Michel-de-Sèze parce que l’établissement, d’obédience catholique, était l’un des plus réputés de France, l’un des plus chers, et surtout l’un des plus éloignés de Paris. Aucun risque que je déboule chez mes parents le week-end, avec mes idées lugubres et mes crises mystiques. Luc y suivait sa scolarité parce qu’il avait bénéficié, en tant qu’orphelin, d’une bourse des jésuites qui dirigeaient le pensionnat.
Finalement, cela fondait un dernier point commun entre nous : nous étions seuls au monde. Sans lien, sans attache, mûrs pour des week-ends interminables dans le collège désert. De quoi discuter de longues heures de notre vocation.
On se plaisait à romancer nos révélations respectives, prenant modèle sur Claudel, touché par la grâce à Notre-Dame, ou Saint-Augustin, saisi par la lumière dans un jardin milanais. Pour moi, cela s’était produit lors du Noël de mes six ans. Contemplant mes jouets au pied du sapin, j’avais littéralement glissé dans une faille cosmique. Tenant entre mes doigts un camion rouge, j’avais soudain capté une réalité invisible, incommensurable, derrière chaque objet, chaque détail. Une trouée dans la toile du réel, qui recelait un mystère – et un appel. Je devinais que la vérité était dans ce mystère. Même, et surtout, si je ne possédais pas encore de réponse. J’étais au début du chemin – et mes questions constituaient déjà une réponse. Plus tard, je lirais Saint-Augustin : « La foi cherche, l’intellect trouve... »
Face à cette révélation discrète, intime, il y avait celle de Luc, explosive, spectaculaire. Il prétendait avoir vu, de ses yeux vu, la puissance de Dieu, alors qu’il accompagnait son père lors d’un repérage en montagne, à la recherche d’un gouffre. C’était en 78. Il avait onze ans. Il avait aperçu, dans un miroitement de falaise, le visage de Dieu. Et il avait compris la nature holistique du monde. Le Seigneur était partout, dans chaque caillou, chaque brin d’herbe, chaque poussée de vent. Ainsi, chaque partie, même la plus infime, contenait le Tout. Luc n’était plus jamais revenu sur sa conviction.
Notre ferveur – mode majeur pour lui, mode mineur pour moi – avait trouvé son lieu d’épanouissement à Saint-Michel-de-Sèze. Non parce que l’école était catholique – au contraire, nous méprisions nos professeurs, confits dans leur foi doucereuse de jésuites –, mais parce que les bâtiments du pensionnat se structuraient autour d’une abbaye cistercienne, au sommet du campus.
Là-haut, nous avions nos lieux de rendez-vous. L’un, au pied du clocher, offrait une vue panoramique sur la vallée. L’autre, notre préféré, se situait sous les voûtes du cloître, où s’érigeaient des sculptures d’apôtres. À l’ombre des visages érodés de Saint-Jacques le Majeur avec son bâton de pèlerin ou de Saint-Matthieu avec sa hachette, nous refaisions le monde. Le monde liturgique !
Dos calé contre les colonnes, écrasant nos mégots dans une boîte de cachous en fer, nous évoquions nos héros – les premiers martyrs, partis sur les routes afin de prêcher la parole du Christ et qui avaient fini dans les arènes, mais aussi Saint-Augustin, Saint-Thomas, Saint-Jean de la Croix... Nous nous imaginions nous-mêmes en guerriers de la foi, théologiens, croisés de la modernité révolutionnant le droit canon, secouant les cardinaux parcheminés du Vatican, trouvant des solutions inédites pour convertir de nouveaux chrétiens à travers le monde.
Alors que les autres pensionnaires organisaient des virées dans le dortoir des filles et écoutaient les Clash à fond sur leur walkman, nous discutions sans fin du mystère de l’Eucharistie, confrontions, dans le texte, Aristote et Saint-Thomas d’Aquin, épiloguions sur le concile Vatican II, qui n’avait décidément pas été assez loin. Je percevais encore l’odeur d’herbe coupée du patio, le grain de mes paquets de Gauloises froissés, et nos voix, ces voix en pleine mue, qui déraillaient dans l’aigu pour finir dans un éclat de rire. Invariablement, nos conciliabules s’achevaient sur les derniers mots du Journal d’un curé de campagne de Bernanos : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. » Quand on avait dit cela, on avait tout dit.
Les orgues de Notre-Dame me rappelèrent à l’ordre. Je regardai ma montre : 17 h 45. Les vêpres du lundi commençaient. Je secouai mon engourdissement et me levai. Une violente douleur me plia en deux. Je venais de me rappeler la situation : Luc, entre la vie et la mort ; un suicide, synonyme d’un désespoir sans issue.
Je me remis en marche, boitant à moitié, la main sur l’aine gauche. Je me sentais flotter dans mon imperméable gris. Mes seuls points d’ancrage étaient mes mains crispées sur mon ventre et l’USP Heckler & Koch, qui avait remplacé depuis longtemps à ma ceinture le Manhurin réglementaire. Un fantôme de flic dont l’ombre serpentait devant lui, complice des longs voiles blancs de l’allée, dissimulant les échafaudages du chœur en restauration.
Dehors, je reçus un nouveau choc. Non pas dû à la lumière du jour, mais à celle d’un autre souvenir, qui me perça tel un poinçon. La frimousse blanche, poudreuse, de Luc éclatant de rire. Sa chevelure rousse, son nez courbe, ses lèvres fines et ses grands yeux gris, brillant comme des flaques rieuses sous la pluie.
À cet instant, j’eus une révélation.
L’essentiel m’avait échappé aujourd’hui. Luc Soubeyras n’avait pas pu se suicider. C’était aussi simple que ça. Un catholique de sa trempe ne met pas fin à ses jours. La vie est un don de Dieu, dont on ne dispose pas.
3
LA BRIGADE criminelle, 36, Quai des Orfèvres. Ses couloirs. Son sol gris sombre. Ses câbles électriques, agglutinés au plafond. Ses bureaux mansardés. Je ne prêtais plus aucune attention à ces lieux. J’y déambulais comme dans une ouate neutre. Il n’y avait même plus ici d’odeur de tabac ou de sueur pour réveiller mon attention.
Pourtant, une impression d’humidité vaguement écœurante ne me quittait pas, comme si je marchais au sein d’un organisme vivant, en voie de déliquescence. Pure hallucination bien sûr, liée à mon passé africain. J’avais contracté là-bas une déformation, une manière d’appréhender les objets solides comme des êtres suintants, organiques...
Par les portes entrebâillées, je surpris des coups d’œil sans équivoque – tout le monde était déjà au courant. J’accélérai le pas, pour ne pas avoir à donner des nouvelles de Luc ou échanger des banalités sur le désespoir de notre métier. J’attrapai le courrier qui s’était accumulé dans mon casier puis refermai la porte de mon bureau.
Ces regards me donnaient un avant-goût de la suite des événements. Chacun allait s’interroger sur l’acte de Luc. Une enquête allait être ordonnée. Les Bœufs allaient s’en mêler. L’hypothèse de la dépression serait prioritaire mais les gars de l’IGS allaient fouiner dans la vie de Luc. Vérifier s’il ne jouait pas, s’il n’était pas endetté, s’il n’avait pas fricoté avec ses indics au point de tremper dans des affaires illégales. Une enquête de routine, qui ne donnerait rien mais qui allait tout salir.
Nausée, envie de dormir. J’ôtai mon trench-coat et conservai ma veste, malgré la chaleur. J’aimais la sensation familière de sa doublure en soie. Une seconde peau. Je m’assis dans mon fauteuil et considérai ma troisième peau : mon bureau. Cinq mètres carrés sans fenêtre, où s’entassaient les dossiers au point de couvrir les murs.
Je lançai un regard à la pile de paperasses que j’avais récoltée. Procès-verbaux d’auditions ou d’interpellations, factures détaillées de téléphone, relevés bancaires de suspects, « réquises » que les juges m’accordaient enfin. Et aussi : la revue de presse criminelle, qui tombait matin et soir, provenant du cabinet du ministère de l’Intérieur, ainsi que les télégrammes résumant les affaires les plus importantes en Île-de-France. Le bain de boue habituel. Le tout couvert de Post-it collés par mes lieutenants, signalant les résultats ou les impasses de la journée.
La nausée, en force. Je ne voulais même pas écouter mes messages. Ni sur mon portable, ni sur ma ligne fixe. Je contactai plutôt la gendarmerie de Nogent-le-Rotrou, la ville la plus proche de Vernay, et demandai à parler au capitaine qui avait supervisé le sauvetage de Luc. L’homme me confirma les informations de Svendsen. Le corps lesté, le transfert en urgence, la résurrection.
Je raccrochai, palpai mes poches, trouvai mes sans-filtre. J’attrapai une clope, mon briquet et, tout en réfléchissant, savourai chaque détail du rituel. Le paquet bruissant, intime ; le parfum oriental qui s’en dégageait, mêlé aux effluves d’essence du Zippo ; les grains de tabac qui restaient sur mes doigts, comme des fétus d’or. Puis, enfin, la gorgée de feu jusqu’au fond de ma poitrine...
18 heures. Je commençai enfin le décryptage des documents. Les Post-it. Déjà, des signes de solidarité : « Avec toi. Franck. » « Rien n’est perdu. Gilles. » « C’est le moment d’avoir du cran ! Philippe. » Je décollai ces messages et les plaçai à l’écart.
Alors seulement, je me plongeai dans le boulot, comptant les bons et les mauvais points de la journée. Foucault m’informait que la DPJ de Louis-Blanc refusait de nous communiquer le dossier concernant un corps tailladé, retrouvé près de Stalingrad. Ce meurtre pouvait être lié à un règlement de comptes entre dealers sur lequel nous enquêtions depuis un mois, à la Villette. Le refus ne m’étonnait pas. Toujours la vieille rivalité entre cette DPJ et la Crime. Chacun chez soi et les cadavres seront bien gardés.
Message suivant, plus constructif. Quinze jours auparavant, un camarade de promotion, basé à la DPJ de Cergy-Pontoise, m’avait demandé conseil sur un meurtre : une femme, 59 ans, esthéticienne, assassinée dans son parking. Seize coups de rasoir. Pas de vol, pas de viol. Aucun témoin. Les enquêteurs avaient envisagé un crime passionnel, puis un acte pervers – pour se retrouver dans une impasse.
En observant les photos du cadavre, j’avais remarqué plusieurs détails. Les angles d’attaque du rasoir révélaient que l’assassin était de même taille que sa victime, plutôt petite. L’arme était singulière : un coupe-chou à l’ancienne, qu’on ne trouve plus que dans les brocantes. Un tel instrument pouvait appartenir à un meurtrier de sexe féminin. Dans les règlements de comptes entre putes, par exemple, c’est l’arme qu’on utilise – une arme qui défigure –, alors que les hommes jouent plutôt du couteau et frappent au ventre.
Mais surtout, les plaies étaient concentrées sur le visage, la poitrine, le bas-ventre. Le meurtrier s’était acharné sur les parties qui désignaient le sexe. Il s’était surtout attardé sur la figure, coupant le nez, les lèvres, les yeux. En défigurant sa victime, l’assassin s’était peut-être concentré sur sa propre image, comme s’il brisait un miroir. J’avais aussi noté l’absence de plaies de défense, induites par des mouvements de lutte ou de protection : l’esthéticienne ne s’était pas méfiée. Elle connaissait son agresseur. J’avais demandé à mon collègue de Cergy si la morte n’avait pas une fille ou une sœur. Mon pote de promotion avait promis d’interroger de nouveau la famille. Le Post-it disait simplement : « La fille a avoué ! »
Je mis de côté les factures de téléphone, les relevés bancaires – pas assez concentré pour décrypter quoi que ce soit. Passai à une autre liasse, fraîchement imprimée : un rapport de constatation, sur une scène de crime que j’avais manquée la veille. Mon troisième de groupe, Meyer, était le procédurier de l’équipe, l’écrivain de la bande. Licencié en lettres, il mettait un soin particulier à rédiger ces constates – et savait y faire pour évoquer les lieux du meurtre.
Tout de suite, je fus dans l’histoire. Le Perreux, midi, l’avant-veille. À l’heure du déjeuner, un ou plusieurs agresseurs avaient pénétré dans une bijouterie avant que la gérante ait pu actionner l’alarme. Ils avaient emporté la caisse, les bijoux – et la femme. On l’avait retrouvée assassinée dans les bois qui bordent la Marne, le lendemain matin, à demi enterrée. C’était ce lieu que décrivait Meyer : le corps à moitié enseveli, l’humus, les feuilles mortes. Et les chaussures de la victime, posées perpendiculairement à côté de la sépulture. Pourquoi les chaussures ?
Un souvenir prit forme dans ma mémoire. À l’époque de mes aspirations humanitaires, avant de voyager en Afrique, j’avais sillonné la banlieue nord dans un bus distribuant nourriture, vêtements et soins aux familles nomades qui survivaient sous les ponts du périphérique. Pour l’occasion, j’avais étudié la culture des Rom. Sous leur aspect crado et dévoyé, j’avais découvert un peuple très structuré, suivant des règles strictes, notamment à propos de l’amour et de la mort. Lors d’un enterrement, une histoire identique, justement, m’avait frappé. Les gitans avaient déchaussé le corps avant de l’inhumer et posé ses bottes près de la sépulture. Pourquoi ? Je ne m’en souvenais plus mais la similitude méritait d’être creusée.
J’attrapai mon téléphone et appelai Malaspey. Le plus froid de mon groupe, et le moins bavard. Le seul qui ne risquait pas de me parler de Luc. Sans préambule, je lui ordonnai de trouver un spécialiste des Rom et de vérifier leurs rites funéraires. Si mon soupçon se confirmait, il faudrait gratter autour des communautés tsiganes du 94. Malaspey acquiesça puis raccrocha, comme prévu, sans un mot personnel.
Retour à la paperasse. En vain. Plus moyen de me concentrer. Je laissai tomber les auditions et contemplai mon capharnaüm, les murs tapissés de dossiers non sortis, c’est-à-dire, en langage de flic, non résolus. Des affaires anciennes que je refusais de classer. J’étais le seul enquêteur de la Brigade à conserver de tels documents. Le seul aussi à prolonger leur délai de prescription – dix années pour les crimes de sang –, en menant de temps à autre un interrogatoire ou en trouvant un fait nouveau.
J’observai, en haut d’une pile, la photographie punaisée d’une petite fille. Cecilia Bloch, dont le corps brûlé avait été retrouvé à quelques kilomètres de Saint-Michel-de-Sèze, en 1984. On n’avait jamais piégé le coupable – le seul indice était les bombes aérosol utilisées pour mettre le feu au corps. Pensionnaire à Sèze, j’avais été obsédé par cette affaire. Une question me hantait : le meurtrier avait-il d’abord tué la petite ou l’avait-il brûlée vive ? Quand j’étais devenu flic, j’avais exhumé le dossier. J’étais retourné sur les lieux. J’avais interrogé les gendarmes, les habitants proches – sans résultat.
Une autre enfant figurait sur le mur. Ingrid Coralin. Orpheline qui devait avoir aujourd’hui douze ans et grandissait de foyer en foyer. Une gamine dont j’avais indirectement tué les parents, en 1996, et à qui je versais, anonymement, une pension.
Cecilia Bloch, Ingrid Coralin.
Mes fantômes familiers, ma seule famille...
Je me secouai et vérifiai ma montre. Presque 20 heures – le temps d’agir. Je montai un étage. Composai le code d’accès de la Brigade des Stups et pénétrai dans les bureaux. Je croisai, sur la droite, l’open-space du groupe d’enquête de Luc. Pas un rat. À croire qu’ils s’étaient tous retrouvés ailleurs – peut-être dans une de leurs brasseries habituelles pour boire en silence. Les hommes de Luc étaient les plus durs du Quai des Orfèvres. Je souhaitais bonne chance aux gars de l’IGS qui allaient les interroger. Les flics ne lâcheraient pas un mot.
Je dépassai la porte de Luc sans m’arrêter, lançant un coup d’œil dans les pièces voisines : personne. Je revins sur mes pas, tournai la poignée – fermée. Je tirai de ma poche un trousseau de passes et fis jouer la serrure en quelques secondes. Je pénétrai sans bruit à l’intérieur.
Luc avait fait le ménage. Sur le bureau, pas un papier. Sur les murs, pas un avis de recherche. Au sol, pas un dossier en retard. Si Luc avait vraiment voulu partir, il n’aurait pas procédé autrement. Le goût du secret : une des clés du personnage.
Je restai immobile quelques secondes, laissant les lieux venir à moi.
Le repaire de Luc n’était pas plus grand que le mien mais il disposait d’une fenêtre. Je contournai le bureau – un meuble des années trente que Luc avait acheté dans une brocante – et m’approchai du panneau de liège derrière le fauteuil. Quelques photos y étaient encore fixées. Pas des clichés professionnels : des portraits de Camille, huit ans, et d’Amandine, six ans. Dans l’obscurité, leurs sourires flottaient sur le papier glacé comme à la surface d’un lac. Des dessins d’enfants se détachaient aussi – des fées, des maisons peuplées d’une petite famille, « papa » armé d’un gros pistolet poursuivant les « marchands de drogue ». Je posai mes doigts sur ces images et murmurai : « Qu’est-ce que t’as fait ? Putain, qu’est-ce que t’as fait ?... »
J’ouvris chaque tiroir. Dans le premier, des fournitures, des menottes, une bible. Dans le deuxième et le troisième, des dossiers récents – des affaires sorties. Rapports impeccables, notes de service bien léchées. Jamais Luc n’avait travaillé avec ce degré d’ordre. Il s’était livré ici à une mise en scène. Un bureau de premier de la classe.
Je m’arrêtai sur l’ordinateur. Aucune chance que le PC contienne un scoop mais je voulais en avoir le cœur net. J’appuyai, machinalement, sur la barre d’espace. L’écran s’alluma. J’attrapai la souris et cliquai sur une des icônes. Le programme me demanda un mot de passe. Je tapai la date de naissance de Luc, à tout hasard. Refus. Les prénoms de Camille et d’Amandine. Deux refus, coup sur coup. J’allais tenter une quatrième possibilité quand la lumière jaillit.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
Sur le seuil, se tenait Patrick Doucet, dit « Doudou », numéro deux du groupe de Luc. Il avança d’un pas et répéta :
— Qu’est-ce que tu fous dans ce putain de bureau ?
Sa voix sifflait entre ses lèvres serrées. Je ne retrouvai ni mon souffle, ni ma voix. Doudou était le plus dangereux de l’équipe. Une tête brûlée dopée aux amphètes qui avait fait ses armes à la BRI et vivait pour le « saute-dessus ». La trentaine, une tête d’ange malade, des épaules de culturiste, carrées dans un blouson de cuir râpé. Il portait les cheveux courts sur les côtés, longs sur la nuque. Détail raffiné : sur la tempe droite, trois griffes étaient rasées.
Doudou désigna l’ordinateur allumé.
— Toujours à fouiller la merde, hein ?
— Pourquoi la merde ?
Il ne répondit pas. Des ondes de violence lui secouaient les épaules. Son blouson s’ouvrait sur la crosse d’un Glock 21 – un calibre .45, l’arme régulière du groupe.
— Tu pues l’alcool, remarquai-je.
Le flic avança encore. Je reculai, la trouille au ventre.
— Y’a pas de quoi boire un coup, peut-être ?
J’avais vu juste. Les hommes de Luc étaient partis se bourrer la gueule. Si les autres rappliquaient maintenant, je me voyais bien dans la peau du flic lynché par les collègues d’un service rival.
— Qu’est-ce que tu cherches ? me souffla-t-il en pleine face.
— Je veux savoir comment Luc en est arrivé là.
— T’as qu’à regarder ta vie. T’auras la réponse.
— Luc n’aurait jamais renoncé à l’existence. Quelle qu’elle soit. Elle est un don de Dieu et...
— Commence pas avec tes sermons.
Doudou ne me quittait pas des yeux. Seul, le bureau nous séparait. Je remarquai qu’il vacillait légèrement : ce détail me rassura. Complètement ivre. J’optai pour les questions franches :
— Comment était-il ces dernières semaines ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Sur quoi travaillait-il ?
Le flic se passa la main sur la figure. Je me glissai le long du mur et m’éloignai.
— Il a dû se passer quelque chose..., continuai-je sans le lâcher du regard. Peut-être une enquête qui lui a foutu le moral par terre...
Doudou ricana :
— Qu’est-ce que tu cherches ? L’affaire qui tue ?
Dans son cirage, il avait trouvé le mot juste. Si je devais me résoudre au suicide de Luc, c’était une de mes hypothèses : une enquête qui l’aurait fait basculer dans un désespoir sans retour. Une affaire qui aurait bouleversé son credo catholique. J’insistai :
— Sur quoi bossiez-vous, merde ?
Doudou me suivait du coin de l’œil, alors que je reculais toujours. En guise de réponse, il émit un rot sonore. Je souris à mon tour :
— Fais le malin. Demain, ce seront les Bœufs qui te poseront la question.
— Je les emmerde.
Le flic frappa l’ordinateur du poing. Sa gourmette lança un éclair d’or. Il hurla :
— Luc a rien à se reprocher, tu piges ? On a rien à se reprocher ! Putain de Dieu !
Je revins sur mes pas et éteignis le computeur avec douceur.
— Si c’est le cas, murmurai-je, t’as intérêt à changer d’attitude.
— Maintenant, tu parles comme un avocat.
Je me plantai devant lui. J’en avais marre de son mépris à deux balles :
— Écoute-moi bien, ducon. Luc, c’est mon meilleur pote, O.K. ? Alors, arrête de me regarder comme une balance. Je trouverai la raison de son acte, quelle qu’elle soit. Et c’est pas toi qui m’en empêcheras.
Disant cela, je me dirigeai vers la porte. Quand je franchis le seuil, Doudou cracha :
— Personne chantera, Durey. Mais si tu remues la merde, tout le monde s’ra éclaboussé.
— Et si tu m’en disais un peu plus ? lançai-je par-dessus mon épaule.
En guise de réponse, le flic brandit un majeur bien raide.
4
À CIEL OUVERT.
Un escalier à ciel ouvert. Lorsque j’avais visité l’appartement pour la première fois, j’avais tout de suite su que je le prendrais à cause de ce détail. Des marches dallées de tomettes, surplombant une cour du XVIIIe siècle, enroulées autour d’une rampe de fer couverte de lierre. Immédiatement, j’y avais éprouvé une sensation de bien-être – de pureté. Je m’imaginais revenir du boulot et grimper ces degrés apaisants, comme si je traversais un sas de décontamination.
Je ne m’étais pas trompé. J’avais placé ma part d’héritage dans ce trois-pièces du Marais et, depuis quatre ans, j’éprouvais chaque jour la vertu magique de l’escalier. Quelles que soient les horreurs du boulot, la spirale et ses feuilles me nettoyaient. Je me déshabillais sur le seuil de ma porte, fourrais directement mes fringues dans un sac de pressing et plongeais sous la douche, achevant le processus de purification.
Ce soir, pourtant, la cage semblait privée de ses pouvoirs. Parvenu au troisième étage, je m’arrêtai. Une ombre m’attendait, assise sur les marches. Dans le demi-jour, je repérai le manteau de daim, le tailleur couleur prune. Sans doute la dernière personne que je désirais voir : ma mère.
J’achevais mon ascension quand sa voix enrouée m’adressa un premier reproche :
— Je t’ai laissé des messages. Tu n’as pas rappelé.
— J’ai eu une journée chargée.
Pas question de lui expliquer la situation : ma mère n’avait croisé Luc qu’une fois ou deux, lorsque nous étions adolescents. Elle n’avait fait aucun commentaire, mais son expression en disait long – c’était la même grimace que lorsqu’elle découvrait une famille bruyante dans le salon des premières, à Roissy, ou une tache sur un de ses canapés – les terribles fausses notes qu’elle devait supporter dans sa vie de mondaine tout-terrain.
Elle ne fit pas mine de se lever. Je m’assis à ses côtés, sans prendre la peine d’allumer le couloir. Nous étions abrités du vent et de la pluie et, pour un 21 octobre, il faisait plutôt doux.
— Qu’est-ce que tu voulais ? Une urgence ?
— Je n’ai pas besoin d’urgence pour te rendre visite.
Elle croisa les jambes d’un mouvement souple et j’aperçus mieux le tissu de sa jupe – un tweed de laine bouclé. Fendi ou Chanel. Mon regard descendit jusqu’aux chaussures. Noir et or. Manolo Blahnik. Ce geste, ces détails... Je la revoyais accueillir ses invités à coups de poses languides, lors de ses dîners incontournables. D’autres images se juxtaposèrent. Mon père, m’appelant affectueusement le « petit cul-bénit », puis me plaçant en bout de table ; ma mère, reculant toujours à mon approche, de peur que je froisse sa robe. Et mon orgueil muet face à leur distance et leur pauvre matérialisme.
— Cela fait des semaines que nous n’avons pas déjeuné ensemble.
Elle utilisait toujours la même inflexion douce pour distiller ses reproches. Elle affichait ses blessures affectives mais elle n’y croyait pas elle-même. Ma mère, qui ne vivait que pour les vêtements griffés et les appellations contrôlées, évoluait, côté sentiments, dans un monde de contrefaçon.
— Désolé, dis-je pour donner le change. Je n’ai pas vu passer le temps.
— Tu ne m’aimes pas.
Elle avait le don de proférer des sentences tragiques au détour d’une conversation anodine. Cette fois, elle avait dit cela sur son ton boudeur de jeune fille. Je me concentrai sur le parfum du lierre trempé, l’odeur des murs, récemment repeints.
— Au fond, tu n’aimes personne.
— J’aime tout le monde, au contraire.
— C’est ce que je dis. Ton sentiment est général, abstrait. C’est une espèce de... théorie. Tu ne m’as même jamais présenté de fiancée.
Je regardai le pan de nuit oblique se découper au-dessus de la rampe.
— On en a parlé mille fois. Mon engagement est ailleurs. J’essaie d’aimer les autres. Tous les autres.
— Même les criminels ?
— Surtout les criminels.
Elle ramena son manteau sur ses jambes. J’observai son profil parfait, entre ses mèches cuivrées.
— Tu es comme un psy, ajouta-t-elle. Tu prêtes ton intérêt à tous, tu ne le donnes à personne. L’amour, mon petit, c’est quand on risque sa peau pour l’autre.
Je n’étais pas sûr qu’elle soit bien placée pour m’en parler. Je me forçai pourtant à répondre – cette dissertation devait avoir une raison cachée :
— En trouvant Dieu, j’ai trouvé une source vive. Une source d’amour qui ne s’arrête jamais et qui doit réveiller le même sentiment chez les autres.
— Toujours tes sermons. Tu vis dans un autre temps, Mathieu.
— Le jour où tu comprendras que cette parole n’a pas de mode, ni d’époque...
— Ne prends pas tes grands airs avec moi.
Je fus soudain frappé par son expression : ma mère était aussi bronzée et élégante que d’habitude mais une fatigue, un ennui transparaissaient aujourd’hui. Le cœur n’y était plus.
— Tu connais mon âge ? demanda-t-elle soudain. Je veux dire : le vrai.
C’était un des secrets les mieux gardés de Paris. Lorsque j’avais eu accès au Sommier, c’était la première chose que j’avais vérifiée. Pour lui faire plaisir, je répondis :
— Cinquante-cinq, cinquante-six...
— Soixante-cinq.
J’en avais trente-cinq. À trente ans, l’instinct de maternité avait surpris ma mère alors qu’elle venait d’épouser, en secondes noces, mon père. Ils s’étaient entendus sur ce projet, comme ils s’entendaient sur l’achat d’un nouveau voilier ou d’un tableau de Soulages. Ma naissance avait dû les amuser, au début, mais ils s’étaient vite lassés. Surtout ma mère, qui se fatiguait toujours de ses propres caprices. L’égoïsme, l’oisiveté lui prenaient toute son énergie. L’indifférence, la vraie, et un boulot à plein temps.
— Je cherche un prêtre.
L’inquiétude monta en moi. J’imaginai tout à coup une maladie mortelle, un de ces bouleversements qui provoquent un retour d’âme.
— Tu n’es pas...
— Malade ? (Elle eut un sourire hautain.) Non. Bien sûr que non. Je veux me confesser, c’est tout. Faire le ménage. Retrouver une espèce de... virginité.
— Un lifting, quoi.
— Ne plaisante pas.
— Je croyais que tu étais plutôt de l’école orientale, persiflai-je. Ou New Age, je ne sais plus.
Elle hocha lentement la tête, me regardant en coin. Ses yeux clairs, dans son visage mat, étaient encore d’une séduction impressionnante.
— Ça te fait rire, hein ?
— Non.
— Ta voix est sarcastique. Tout ton être est sarcastique.
— Pas du tout.
— Tu ne t’en rends même pas compte. Toujours cette distance, cette hauteur...
— Pourquoi une confession ? Tu veux m’en parler ?
— Surtout pas à toi. Tu as un nom à me conseiller ? Quelqu’un à qui je pourrais me confier. Quelqu’un qui aurait aussi des réponses...
Ma mère, en pleine crise mystique. Ce n’était décidément pas une journée comme les autres. Elle murmura, alors que la pluie reprenait :
— Ça doit être l’âge. Je ne sais pas. Mais je veux trouver une... conscience supérieure.
J’attrapai un stylo et déchirai une feuille de mon agenda. Sans réfléchir, j’inscrivis le nom et l’adresse d’un père que je voyais souvent. Les prêtres ne sont pas comme les psys : on peut les partager en famille. Je lui tendis les coordonnées.
— Merci.
Elle se leva dans un sillage de parfum. Je l’imitai.
— Tu veux entrer ?
— Je suis déjà en retard. Je t’appelle.
Elle disparut dans l’escalier. Sa silhouette de daim et d’étoffe collait parfaitement à la brillance des feuilles, à la blancheur de la peinture. C’était la même fraîcheur, la même netteté. D’un coup, ce fut moi qui me sentis vieux. Je fis volte-face vers le couloir où luisait ma porte vert émeraude.
5
EN QUATRE ANS, je n’avais toujours pas fini d’emménager. Les cartons de livres et de CD encombraient encore le vestibule et faisaient maintenant partie du décor. Je posai dessus mon arme, laissai tomber mon imperméable et ôtai mes chaussures – mes éternels mocassins Sebago, le même modèle depuis l’adolescence.
J’allumai la salle de bains, croisant mon reflet dans le miroir. Silhouette familière : costume sombre, de marque, usé jusqu’à la trame ; chemise claire et cravate gris foncé, élimées aussi. J’avais plutôt l’air d’un avocat que d’un flic de terrain. Un avocat à la dérive, qui aurait trop longtemps frayé avec des voyous.
Je m’approchai de la glace. Mon visage évoquait une lande tourmentée, une forêt secouée de vent – un paysage à la Turner. Une tête de fanatique, avec des yeux clairs enfoncés et des boucles brunes fissurant le front. Je passai ma figure sous l’eau, méditant encore l’étrange coïncidence de la soirée. Le coma de Luc et la visite de ma mère.
Dans la cuisine, je me servis une tasse de thé vert – le Thermos était prêt depuis le matin. Puis je plaçai au micro-ondes un bol du riz que je cuisinais le week-end pour toute la semaine. En matière d’ascétisme, j’avais opté pour la tendance zen. Je détestais les odeurs organiques – ni viandes, ni fruits, ni cuisson. Tout mon appartement baignait dans les fumées d’encens que je brûlais en permanence. Mais surtout, le riz me permettait de manger avec des baguettes de bois. Je ne supportais ni le bruit ni le contact des couverts en métal. Pour cette raison, je n’étais pas vraiment client des restaurants ni des dîners en ville.
Ce soir, impossible de manger. Au bout de deux bouchées, je balançai le contenu du bol à la poubelle et me servis un café, provenant d’un deuxième Thermos.
Mon appartement se distribuait en un salon, une chambre, un bureau. Le triptyque classique du célibataire parisien. Tout était blanc, sauf les sols, en parquet noir, et le plafond du salon aux poutres apparentes. Sans allumer, je passai directement dans ma chambre et m’allongeai, laissant libre cours à mes pensées.
Luc, bien sûr.
Mais plutôt que de réfléchir à son état – une impasse – ou à la raison de son acte – une autre impasse –, je choisis un souvenir. Un de ceux qui reflétaient l’un des traits les plus étranges de mon ami.
Sa passion pour le diable.
Octobre 1989.
Vingt-deux ans, Institut Catholique de Paris.
Après quatre années à la Sorbonne, je venais d’achever une maîtrise - « Le dépassement du manichéisme chez Saint-Augustin » - et continuais sur ma lancée. J’étais en route pour m’inscrire à l’Institut. Je visais un doctorat canonique en théologie. Le sujet de ma thèse, « La formation du christianisme à travers les premiers auteurs chrétiens latins », allait me permettre de vivre plusieurs années auprès de mes auteurs préférés : Tertullien, Minucius Felix, Cyprien...
À cette époque, j’observais déjà les trois vœux monastiques : obéissance, pauvreté, chasteté. Autant dire que je ne coûtais pas grand-chose à mes parents. Mon père désapprouvait mon attitude. « La consommation, c’est la religion de l’homme moderne ! » clamait-il, citant sans doute Jacques Séguéla. Mais ma rigueur forçait son respect. Quant à ma mère, elle faisait mine de comprendre ma vocation qui flattait, en définitive, son snobisme. Dans les années quatre-vingt, il était plus original d’annoncer que son fils préparait le séminaire plutôt qu’il partageait son temps entre les Bains-Douches et la cocaïne.
Mais ils se trompaient. Je ne vivais pas dans la tristesse, ni l’austérité. Ma foi était fondée sur l’allégresse. Je vivais dans un monde de lumière, une nef immense, où des milliers de cierges scintillaient en permanence.
Je me passionnais pour mes auteurs latins. Ils étaient le reflet du grand virage du monde occidental. Je voulais décrire ce bouleversement, ce choc absolu provoqué par la pensée chrétienne, située aux antipodes de tout ce qui s’était dit ou écrit auparavant. La venue du Christ sur terre était un miracle spirituel mais aussi une révolution philosophique. Une transmutation physique – l’incarnation de Jésus – et une transmutation du Verbe. La voix, la pensée humaines ne seraient plus jamais les mêmes...
J’imaginais la stupéfaction des Hébreux face à Son message. Un peuple élu qui attendait un messie puissant, belliqueux, sur un char ardent, et qui découvrait un être de compassion, pour qui la seule force était l’amour, qui prétendait que chaque défaite est une victoire et que tous les hommes sont des élus. Je songeai aussi aux Grecs, aux Romains qui avaient créé des dieux à leur image, avec leurs propres contradictions, et qui voyaient soudain un dieu invisible prendre l’image de l’homme. Un dieu qui n’écrasait plus les humains, mais qui descendait au contraire parmi eux pour les hisser au-dessus de toute contradiction.
C’était ce grand tournant que je voulais décrire. Ces temps bénis où le christianisme était une argile en formation, un continent en marche, dont les premiers écrivains chrétiens avaient été à la fois le ressort et le reflet, la vitalité et la garantie. Après les Évangiles, après les épîtres et les lettres des apôtres, les auteurs séculiers prenaient le relais, mesurant, développant, commentant le matériau infini qui leur avait été livré.
Je traversais la cour de l’Institut quand on me tapa sur l’épaule. Je me retournai. Luc Soubeyras se tenait devant moi. Figure laiteuse sous sa tignasse rousse ; silhouette grêle, noyée dans un duffle-coat, étranglée par une écharpe. Je demandai, stupéfait :
— Qu’est-ce que tu fous ici ?
Il baissa les yeux sur le dossier d’inscription qu’il tenait entre ses mains.
— Comme toi, je suppose.
— Tu prépares une thèse ?
Il réajusta ses lunettes sans répondre. Je partis d’un rire incrédule :
— Où t’étais pendant tout ce temps ? On s’est pas vus depuis quand ? Le bac ?
— Tu étais retourné à tes origines bourgeoises.
— Tu parles. Je n’ai pas cessé de t’appeler. Qu’est-ce que tu faisais ?
— J’ai suivi mon cursus ici, à l’Institut catholique.
— Théologie ?
Il claqua des talons et se mit au garde-à-vous :
— Yes, sir ! Et une maîtrise de Lettres classiques en prime.
— On a donc suivi la même route.
— Tu en doutais ?
Je ne répondis pas. Les derniers temps, à Saint-Michel, Luc avait changé. Plus que jamais sarcastique, sa familiarité avec la foi s’était transformée en moquerie, en ironie perpétuelle. Je ne donnais plus cher de sa vocation. Il demanda, après m’avoir offert une Gauloise et s’en être allumé une :
— Sur quoi, ta thèse ?
— La naissance de la littérature chrétienne. Tertullien, Cyprien...
Il émit un sifflement admiratif.
— Et toi ?
— Je vais voir. Le diable, peut-être.
— Le diable ?
— En tant que force triomphante du siècle, oui.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Luc se glissa entre plusieurs groupes d’étudiants et se dirigea vers les jardins, au fond de la cour.
— Depuis un moment, je m’intéresse aux forces négatives.
— Quelles forces négatives ?
— À ton avis, pourquoi le Christ est-il venu sur terre ?
Je ne répondis pas. L’interrogation était trop grossière.
— Il est venu pour nous sauver, continua-t-il. Pour racheter nos péchés.
— Et alors ?
— Le mal était donc déjà là. Bien avant le Christ. En somme, il a toujours été là. Il a toujours précédé Dieu.
Je balayai la réflexion d’un geste. Je n’avais pas suivi quatre années de théologie pour revenir à de tels raisonnements primaires. Je répliquai :
— Où est la nouveauté ? La Genèse commence avec le serpent et...
— Je ne te parle pas de la tentation. Je te parle de la force en nous qui répond à la tentation. Qui la légitime.
Les pelouses étaient parsemées de feuilles mortes. Petits points bistre ou ocre, taches de rousseur de l’automne. Je coupai court à son discours :
— Depuis Saint-Augustin, on sait que le mal n’a pas de réalité ontologique.
— Dans son œuvre, Augustin utilise le mot « diable » 2 300 fois. Sans compter les synonymes...
— En tant que figure, symbole, métaphore... Il faut tenir compte de l’époque. Mais pour Augustin, Dieu ne peut avoir créé le mal. Le mal n’est qu’un défaut de bien. Une défaillance. L’homme est fait pour la lumière. Il « est » la lumière, puisqu’il est conscience de Dieu. Il n’a besoin que d’être guidé, d’être parfois rappelé à l’ordre. « Tous les êtres sont bons puisque le créateur de tous, sans exception, est souverainement bon. »
Luc soupira, en exagérant son souffle.
— Si Dieu est si grand, comment expliquer qu’il soit toujours tenu en échec par une simple « défaillance » ? Comment expliquer que le mal soit partout – et triomphe chaque fois ? Chanter la gloire de Dieu, c’est chanter la grandeur du mal.
— Tu blasphèmes.
Il s’arrêta de marcher et se tourna vers moi :
— L’histoire de l’humanité n’est que l’histoire de la cruauté, de la violence, de la destruction. Personne ne peut le nier. Comment expliques-tu cela ?
Je n’aimais pas son regard derrière ses lunettes. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, infecté. Je refusai de répondre, pour ne pas être confronté à cette énigme aussi vieille que le monde : le versant violent, maléfique, désespéré de l’humanité.
— Je vais te le dire, reprit-il en posant sa main sur mon épaule. Parce que le mal est une force réelle. Une puissance au moins égale au bien. Dans l’univers, deux forces antithétiques sont en lutte. Et le combat est loin d’être joué.
— On se croirait revenu au manichéisme.
— Et pourquoi pas ? Tous les monothéismes sont des dualismes déguisés. L’histoire du monde, c’est l’histoire d’un duel. Sans arbitre.
Les feuilles bruissaient sous nos pas. Mon enthousiasme de rentrée s’était évaporé. Finalement, je me serais passé de cette rencontre. J’accélérai le pas vers le bureau des inscriptions :
— Je ne sais pas ce que tu as étudié ces dernières années mais tu es tombé dans l’occultisme.
— Au contraire, dit-il en me rattrapant, j’ai planché sur les sciences modernes ! Partout, le mal est à l’œuvre. En tant que force physique, en tant que mouvement psychique. La loi des équilibres : c’est aussi simple que cela.
— Tu enfonces des portes ouvertes.
— Ces portes, on les oublie trop souvent sous couvert de complexité, de profondeur. À l’échelle cosmique, par exemple, la puissance négative règne en maîtresse. Songe aux explosions d’énergie des étoiles, qui finissent par devenir des trous noirs, des gouffres négatifs, qui aspirent tout dans leur sillage...
Je compris que Luc préparait déjà sa thèse. Il œuvrait à je ne sais quel délire sur l’envers du monde. Une sorte d’anthologie du mal universel.
— Prends la psychanalyse, fit-il en perçant l’air avec sa clope. De quoi s’occupe-t-elle ? De notre versant noir, de nos désirs interdits, de notre besoin de destruction. Ou le communisme, tiens. Belle idée au départ. Pour parvenir à quoi ? Au plus grand génocide du siècle. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, on revient toujours à notre part maudite. Le XXe siècle en est le manifeste suprême.
— Tu pourrais raconter n’importe quelle aventure humaine de cette manière. C’est trop simpliste.
Luc alluma une cigarette à son mégot :
— Parce que c’est universel. L’histoire du monde se résume à ce combat entre deux forces. Par un étrange défaut du regard, le christianisme, qui a pourtant mis un nom sur le mal, veut nous faire croire qu’il s’agit d’un phénomène annexe. On ne gagne rien à sous-estimer son ennemi !
J’étais parvenu au bureau administratif. Je montai la première marche et demandai avec irritation :
— Qu’est-ce que tu veux prouver ?
— Après ta thèse, tu entres au séminaire ?
— Pendant ma thèse, tu veux dire. L’année prochaine, je compte aller à Rome.
Un rictus coupa son visage.
— Je te vois bien prêcher dans une église à moitié vide, devant une poignée de vieillards. Pas trop de risques à choisir ce genre de voie. Tu me fais penser à un médecin qui chercherait un hôpital de bien-portants.
— Tu voudrais quoi ? criai-je tout à coup. Que je devienne missionnaire ? Que je parte convertir des animistes sous les tropiques ?
— Le mal, répliqua Luc d’un ton calme. Voilà la seule chose importante. Servir le Seigneur, c’est combattre le mal. Il n’y a pas d’autre route.
— Toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je vais sur le terrain. Regarder le diable dans les yeux.
— Tu renonces au séminaire ?
Luc déchira son dossier d’inscription :
— Bien sûr. Et à ma thèse aussi. Je t’ai fait marcher. Pas question pour moi de rempiler cette année. Je suis juste venu ici chercher un certificat. Ces cons-là m’ont donné un dossier parce qu’ils m’ont pris pour un mouton. Comme toi.
— Un certificat ? Pour quoi faire ?
Luc ouvrit ses mains. Les fragments de papier s’envolèrent, rejoignant les feuilles mortes.
— Je pars au Soudan. Avec les Pères Blancs. Missionnaire laïque. Je veux affronter la guerre, la violence, la misère. Le temps des discours, c’est terminé. Place aux actes !